Japon
Japon 2014
Shirakawago
Dans le village de Shirakawago, rien ne cherche à briller et toute quête de raffinement serait obscène.
La tasse sur la table est terreuse. Sa texture mêle volutes et concrétions. Ce sont les lentes épousailles d’un gris de plomb avec un brun crayeux qui, par endroits, accueillent quelques vagues traces ocre. Le thé que l’on y verse rappelle la vieille paille par sa couleur mais son odeur est celle de l’herbe après un orage d’été.
Quel est le lien entre ce bol et le portique froid de la rame de métro tokyoïte ? Répondre à cette question est comprendre le Japon.
Tokyo #7
Nulle part la mathématisation de l’humain n’apparaît plus clairement qu’ici.
Nous nous rêvons si différents. Nous le sommes si peu. Dans la population humaine, quelle que soit la variable considérée, l’écart-type est infime.
Tokyo #6
À Tokyo la nuit tombe pas, elle se lève.
De plus en plus de lumières s’allument à hauteur d’yeux. Un ensemble de lignes, lettres et symboles de diverses couleurs éclosent par milliers, centaines de milliers, saignant toute pénombre. Seul le large Sumidagawa nous renvoie le ciel obscur après en avoir gommé les étoiles.
À Tokyo, la nuit se lève, lumineuse, dure et majestueuse, comme une armée dressée, en attente, sur un rivage.
À Tokyo, la Lune ignore la destinée les hommes.
Tokyo #5
Intérieur et extérieur constituent l’un des grands prismes japonais. Ce qui est intérieur est ce qui est clos, peu important qu’un toit le recouvre. Et l’espace intérieur est une recherche d’équilibre où chaque élément doit trouver sa place exquise, fonctionnellement et esthétiquement.
L’espace extérieur en revanche est tressé de câbles, jonché de pots de fleurs disparates et de bouteilles d’eau en plastique, encombré d’enseignes et d’immeubles qu’aucun plan d’urbanisme ne semble chorégraphier.
Entrer dans une chambre ou un jardin, c’est entrer en soi. Sortir dans la rue, c’est convoquer l’attention et l’éveil au monde.
Kyoto #2
Kyoto Nighthawks
Tokyo #4
Les jeunes Tokyoïtes kawaaï et gothiques ont grandi.
Dans leurs garde-robes, elles ont remplacé les références manga par un dress code de salary women ou de pretty woman. Elles montrent toujours leurs jambes et continuent d’ouvrir grands leurs yeux noirs mais elles ne sont plus à rire en se racontant des bêtises dans le métro ; elles sont maintenant office ladies chez Toyota où le rôle consiste à servir le café, trier les archives et doper le taux de testostérone des décideurs vieillissants et de leurs hordes de jeunes loups.
Avec un peu de chance, elles y trouveront le mari qui leur épargnera la honte du célibat et leur fera 2-3 gosses. À ce moment, de toutes façons, elles arrêteront de travailler afin de pouvoir expliquer à leur descendance mâle et femelle comment la société fonctionne.
Alors moi, dans la station de métro, je regarde leurs longues jambes, leurs hauts talons, leurs grands yeux noirs et je réponds d’un sourire à la petite fille qui me sourit.
Kyoto #1
Trancher, piquer et enficher sont autant de meurtrissures qui doivent être évitées et, quand elles ne le peuvent, confiées à des offices discrets et retirés.
Aucun clou dans les charpentes complexes des temples kyotoïtes, aucun couteau, aucune fourchettes sur les tables.
L’assemblage est une maîtrise.
Tokyo #4
En Occident, notre corps est sacré et tabou. Nos vêtements protègent notre pudeur. La nudité n’est que dans l’intime ou dans l’obscène.
Ici, au Japon, l’esprit personnel est sacré et tabou. Alors que la nudité est visible dans tous les bains publics et que l’érotisme est celui du jeu des étoffes, l’impudeur est de dire ses sentiments.
Shinkansen
Je suis désormais l’étranger, celui que l’on veut aider ou éviter, celui à côté duquel se trouve la seule place vide du compartiment, celui qui a le faciès allochtone et la mise singulière.
Je suis aussi l’Occidental que certains regards féminins jaugent furtivement. Je suis l’imbécile qui reste cinq minutes devant la carte du métro ou qui rebrousse chemin au milieu du couloir.
Je suis l’étranger de Camus, Ulysse en Phéacie, Dante laissé par Virgile, Un Idiot à Paris.
Nature morte dans une petite rue de Tokyo
Nature morte au marché Tsukiji
Tokyo #3
À Tokyo, les sans-abris ne mendient pas, et rangent leurs affaires une fois réveillés.
Tokyo #2
Lignes, figures géométriques, hiragana, katakana, kanji, romanji, chiffres et logos constituent une galaxie sémantique que je ne comprends pas. Qu’indique, pour une langue, la nécessité d’utiliser tant de systèmes symboliques ?
富士山
Au loin, Fujisan.
Il importait de faire 9.500 km pour s’en approcher. Il importe maintenant de ne pas faire les derniers kilomètres restant. Pour ne pas voir les touristes, les détritus, la réalité qui entache nos rêves. La recherche de la distance optimale, de la posture délicieuse. Ne pas se rapprocher systématiquement de ce que l’on aime. Encore moins s’y attacher. L’harmonie est un équilibre. La paix est une harmonie.
Maintenant, dans le train qui m’emmène à Kawaguchi-ko, le grand volcan sort de mon champ visuel.
Tokyo #1
Le mouvement est notre seul pouvoir.
Nous pouvons prendre telle direction qui nous rapproche de choses et de gens et nous éloigne d’autres. Ce faisant, nous nous sentirons plus ou moins bien que dans notre position d’avant. Cette sensation, et notre mémoire et nos raisonnements nous pousseront à renforcer ou à infléchir notre trajectoire. Bien sûr, autour de nous, les choses et les gens changent aussi, parfois mus par une dynamique semblable à la nôtre. Et en nous évoluent notre perception et nos attentes. Ces changements continus, auxquels nous participons, forment un système complexe et dynamique à la manière de ces milliards de gouttelettes de condensation que nous voyons comme un nuage dont on se sait, l’instant d’après retrouver l’image.
Le mouvement est notre seul et insignifiant pouvoir.
Tsukiji Outer Market
Aéroport
La condition bétaillère de l’humain apparaît sans fards dans les aéroports. Ici, à Charles de Gaule, le bétail se regroupe en troupeaux dont le cardinal est déterminé par la taille de l’avion. Chaque individu est tracé de multiples façons pour la sécurité de l’ensemble mais aussi pour la sécurité du système et pour l’optimisation du processus. Tout cela est financé par chaque individu qui dépense en outre dans les multiples boutiques en échange de quelque agrément d’attente. L’intelligence n’est pas mise en cause mais bien la faculté de concevoir des actions qui n’ont pas été déjà imaginées par l’un ou l’autre pouvoir.
L’idée de consentement est ici maximale puisque celui-ci s’est fait en amont, lors de la décision de partir. Les mesures de sécurité rassurent et la dépense financière gratifie. Mais pourquoi partons-nous ? Pourquoi associer l’idée de voyage à celui d’agrément ? Quels sont les séminaires qui ne pourraient se tenir à distance ? D’où viennent ces idées qui poussent quotidiennement tant d’humains à sillonner le ciel ?
Une porte s’ouvre. Rien n’est plus étrange alors de se retrouver dans un couloir désert qu’aucune signalétique ne désigne encore à la foule qui continue de s’engouffrer dans le passage parallèle.