New York
New York #10
Une ville est un système, et un système c’est ça : un réseau complexe d’éléments en équilibre plus ou moins dynamique, éléments ayant chacun une grandeur et une direction, un espace de vecteurs.
Alors, il y a bien sûr les déplacements, les routes, métros, escaliers, ascenseurs, les couloirs aériens, les corridors et les portes et puis toutes les commandes et la signalétique qui va avec : les feux, les boutons, les panneaux d’information, d’obligation, de danger, les messages de sécurité délivrés par les haut-parleurs, les numéros collés sur les sièges, les taxis, les rues et les plaques minéralogiques.
Et il y a aussi la façon dont tout cela se construit et tient en forme : les buildings, les humains, les voitures et les vélos.
Et puis il y a les gens qui rêvent, le réseau électrique, le vieux porte-avions, les bombes de mousse à raser et ma cheville qui me tire.
Tout ça tient tellement bien debout qu’on a l’impression que c’est infini : que quand un truc foire c’est pas grave puisqu’il reste toujours une infinité de trucs qui marchent.
Et bien, c’est faux, tout ça est sacrément fini. Seulement, tenter d’imaginer cet espace vectoriel inouï est tellement vain qu’on n’a que deux solutions : faire semblant de croire qu’il est infini, ou accepter que notre insignifiance nous condamne à ne rien maîtriser.
Voilà pourquoi je n’aime pas trop les gens sûrs d’eux : leur assurance n’est jamais que de l’ignorance.
New York 2014
New York #9
« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur. »
Céline, Voyage au bout de la nuit
New York #8
« J’ai cru que c’était un écureuil mais c’est un rat ! » que me lance une touriste offusquée.
L’animal ne voyait là aucune raison de se cacher et me fixait, placide, devant une vieille pierre tombale de la Trinity Church.
Tandis que les New-yorkais étaient aussi indifférents qu’en présence d’un pigeon, les quelques touristes matinaux affichaient répulsion ou amusement, devenant à leur tour pour un instant ce qu’ils trouvent répugnant chez le rat ou sympathique chez l’écureuil.
À quelques dizaines de mètres, l’économie et la finance poursuivaient leur combat séculaire.
New York #6
L’ensemble indénombré de restaurants, épiciers et marchands ambulants charriant chaques minutes des tonnes de nourriture vers les estomacs new-yorkais ne peuvent exister que grâce à un réseau occulte d’égouts charriant un tonnage comparable.
Une seule chose importante distingue la masse de surface de la masse souterraine : son état d’oxydation. Manger est une fonction thermodynamique couplée à la respiration. Nous avons besoin de l’énergie de combustion de nos aliments pour maintenir notre ordre, pour lutter temporairement contre l’entropie, voire pour créer de l’ordre autour de nous en rangeant le garage ou en apprenant à un gosse à lire.
Lutter localement et temporairement contre l’entropie ne peut se faire qu’en dissipant de l’énergie, que l’on soit un homme, une ville ou un ordinateur.
New York #7
New York #5
« Thank you ! »
C’est ce que disent au vieux chauffeur du bus les passagers qui descendent, au coin de l’Astoria Blvd et de la 84th St, dans le Queens, sur une planète où tout ne va pas si mal.
New York 2014 – Streets
New York #4
Les images qui restent le plus longtemps sont souvent d’instants fugaces mais dont nous avons saisi la fugacité, d’instants où notre conscience a repris le dessus sur le flux des contingences. D’instants où nous avons cessé de fonctionner pour être vraiment là.
Pourtant, c’est à ce moment que l’on peut être tenté de placer un appareil photo entre ce monde et notre esprit, dans l’espoir naïf de prolonger ou de communiquer cet instant de conscience. Bien sûr, nous détruisons alors cela-même que nous voulions préserver.
Tel est le paradoxe de la photographie.
New York #3
Me voici, à 6.000 km de chez moi et avec trois aimables Japonais, dans le tombeau d’un prince égyptien déplacé pierre par pierre au cœur du MET, dans Central Parc, sur l’île de Manhattan.
« Tu crois que tout ça a un sens ? » me demanda-t-elle il y a quelques années. Je fus sincère et, bien sûr, ne la revis plus.
New York #2
Un selfie réalisé près de la Freedom Tower reçoit d’un ami l’interrogation d’une résurgence babélienne, en écho à une conférence récente. Je m’apprêtais à répondre que Manhattan est le lieu où toutes les cultures se confrontent, offrant plutôt l’image d’un Babel inversé, d’un creuset d’où sortent les plus étonnants des alliages.
Puis j’entendis un groupe de jeunes Italiens tout excités par une GoPro au bout d’une perche, bousculer la famille bouleversée d’une victime du 9/11 ; je vis un groupe de militaires en tenue de camouflage tentant d’afficher leur émotion par une posture martiale et mécanique ; un couple indien demander à une touriste européenne de les prendre en photo dans un enlacement exagéré ; une troupe d’écoliers peu attentifs au discours moraliste de leur instituteur ; et un groupe de vigiles qui assistent à cela chaque heure de chaque jour.
New York #1
Une ville est un contrat entre l’acier, la pierre et l’humain. Le métal se dresse toujours le premier en pieux ou cages, parfois en griffes. Le métal froid a oublié le feu qui lui a donné sa pureté et sa forme. La pierre friable a oublié qu’elle fut coulée en lourdes nappes grumeleuses. Les hommes qui vivent dans les alvéoles de ces structures aiment ou n’aiment pas leurs vies.
Là-bas, le pont de Brooklyn embrasse l’Hudson.
Kolmogorov
Le théorème de Pythagore n’appartient à aucune langue, et la poésie est peut-être une imposture.
Vol
Sur le petit écran qui me fait face, une lente géodésique affiche notre avion à la verticale des côtes écossaises et me fait lever le volet du hublot.
La ligne de front complexe, fractale, de l’assaut de la mer sur les Highland est là, sous l’aile chargée de kérosène. Mais de mon fragile cylindre de métal, je ne distingue aucune trace d’activité humaine, pas de route ni de ville ni de port.
L’homme peut n’y avoir jamais existé. Peut-être est-ce là une preuve fugace que rien d’autre n’existe que le rêve imparfait et singulier que je fais. Ou que, à une certaine distance, nous cessons d’avoir existé.