New York #10

New York

Une ville est un système, et un système c’est ça : un réseau com­plexe d’éléments en équi­libre plus ou moins dyna­mique, élé­ments ayant chacun une gran­deur et une direc­tion, un espace de vecteurs.

Alors, il y a bien sûr les dépla­ce­ments, les routes, métros, esca­liers, ascen­seurs, les cou­loirs aériens, les cor­ri­dors et les portes et puis toutes les com­mandes et la signa­lé­tique qui va avec : les feux, les boutons, les pan­neaux d’information, d’obligation, de danger, les mes­sages de sécu­rité déli­vrés par les haut-parleurs, les numéros collés sur les sièges, les taxis, les rues et les plaques minéralogiques.

Et il y a aussi la façon dont tout cela se construit et tient en forme : les buil­dings, les humains, les voi­tures et les vélos.

Et puis il y a les gens qui rêvent, le réseau élec­trique, le vieux porte-avions, les bombes de mousse à raser et ma che­ville qui me tire.

Tout ça tient tel­le­ment bien debout qu’on a l’impression que c’est infini : que quand un truc foire c’est pas grave puisqu’il reste tou­jours une infi­nité de trucs qui marchent.

Et bien, c’est faux, tout ça est sacré­ment fini. Seulement, tenter d’imaginer cet espace vec­to­riel inouï est tel­le­ment vain qu’on n’a que deux solu­tions : faire sem­blant de croire qu’il est infini, ou accep­ter que notre insi­gni­fiance nous condamne à ne rien maîtriser.

Voilà pour­quoi je n’aime pas trop les gens sûrs d’eux : leur assu­rance n’est jamais que de l’ignorance.

 

New York #9

New York

« Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, abso­lu­ment droite. New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux mêmes. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont cou­chées les villes, au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le paysage, elles attendent le voya­geur, tandis que celle-là l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide, là, pas bai­sante du tout, raide à faire peur. »

Céline, Voyage au bout de la nuit

 

New York #8

« J’ai cru que c’était un écu­reuil mais c’est un rat ! » que me lance une tou­riste offusquée.

L’animal ne voyait là aucune raison de se cacher et me fixait, placide, devant une vieille pierre tombale de la Trinity Church.

Tandis que les New-yorkais étaient aussi indif­fé­rents qu’en pré­sence d’un pigeon, les quelques tou­ristes mati­naux affi­chaient répul­sion ou amu­se­ment, deve­nant à leur tour pour un instant ce qu’ils trouvent répu­gnant chez le rat ou sym­pa­thique chez l’écureuil.

À quelques dizaines de mètres, l’économie et la finance pour­sui­vaient leur combat séculaire.

 

New York

New York #6

New York

L’ensemble indé­nom­bré de res­tau­rants, épi­ciers et mar­chands ambu­lants char­riant chaques minutes des tonnes de nour­ri­ture vers les esto­macs new-yorkais ne peuvent exister que grâce à un réseau occulte d’égouts char­riant un tonnage comparable.

Une seule chose impor­tante dis­tingue la masse de surface de la masse sou­ter­raine : son état d’oxydation. Manger est une fonc­tion ther­mo­dy­na­mique couplée à la res­pi­ra­tion. Nous avons besoin de l’énergie de com­bus­tion de nos ali­ments pour main­te­nir notre ordre, pour lutter tem­po­rai­re­ment contre l’entropie, voire pour créer de l’ordre autour de nous en ran­geant le garage ou en appre­nant à un gosse à lire.

Lutter loca­le­ment et tem­po­rai­re­ment contre l’entropie ne peut se faire qu’en dis­si­pant de l’énergie, que l’on soit un homme, une ville ou un ordinateur.

 

New York #5

New York

« Thank you ! »

C’est ce que disent au vieux chauf­feur du bus les pas­sa­gers qui des­cendent, au coin de l’Astoria Blvd et de la 84th St, dans le Queens, sur une planète où tout ne va pas si mal.

 

New York #4

New York

Les images qui restent le plus long­temps sont souvent d’instants fugaces mais dont nous avons saisi la fuga­cité, d’instants où notre conscience a repris le dessus sur le flux des contin­gences. D’instants où nous avons cessé de fonc­tion­ner pour être vrai­ment là.

Pourtant, c’est à ce moment que l’on peut être tenté de placer un appa­reil photo entre ce monde et notre esprit, dans l’espoir naïf de pro­lon­ger ou de com­mu­ni­quer cet instant de conscience. Bien sûr, nous détrui­sons alors cela-même que nous vou­lions préserver.

Tel est le para­doxe de la photographie.

 

New York #3

New York

Me voici, à 6.000 km de chez moi et avec trois aimables Japonais, dans le tombeau d’un prince égyp­tien déplacé pierre par pierre au cœur du MET, dans Central Parc, sur l’île de Manhattan.

« Tu crois que tout ça a un sens ? » me demanda-t-elle il y a quelques années. Je fus sincère et, bien sûr, ne la revis plus.

 

New York #2

Un selfie réalisé près de la Freedom Tower reçoit d’un ami l’interrogation d’une résur­gence babé­lienne, en écho à une confé­rence récente. Je m’apprêtais à répondre que Manhattan est le lieu où toutes les cultures se confrontent, offrant plutôt l’image d’un Babel inversé, d’un creuset d’où sortent les plus éton­nants des alliages.

Puis j’entendis un groupe de jeunes Italiens tout excités par une GoPro au bout d’une perche, bous­cu­ler la famille bou­le­ver­sée d’une victime du 9/11 ; je vis un groupe de mili­taires en tenue de camou­flage tentant d’afficher leur émotion par une posture mar­tiale et méca­nique ; un couple indien deman­der à une tou­riste euro­péenne de les prendre en photo dans un enla­ce­ment exagéré ; une troupe d’écoliers peu atten­tifs au dis­cours mora­liste de leur ins­ti­tu­teur ; et un groupe de vigiles qui assistent à cela chaque heure de chaque jour.

 

New York

New York #1

New York

Une ville est un contrat entre l’acier, la pierre et l’humain. Le métal se dresse tou­jours le premier en pieux ou cages, parfois en griffes. Le métal froid a oublié le feu qui lui a donné sa pureté et sa forme. La pierre friable a oublié qu’elle fut coulée en lourdes nappes gru­me­leuses. Les hommes qui vivent dans les alvéoles de ces struc­tures aiment ou n’aiment pas leurs vies.

Là-bas, le pont de Brooklyn embrasse l’Hudson.

 

Kolmogorov

Sur la rive ouest de l’Hudson, je parle anglais à un ingé­nieur chinois afin qu’il puisse réa­li­ser une appli­ca­tion en Python. Cette appli­ca­tion ne sera qu’un pro­to­type à tra­duire en d’autres lan­gages. Personne encore ne sait les­quels, cela a si peu d’importance. Que fera cette appli­ca­tion ? Notamment mesurer le poids d’un dis­cours. Personne ne sait encore quelle langue : cela aussi a si peu d’importance. Ce sera du Basque ou du C#, la langue ana­ly­tique de Wilkins ou de l’Assembleur.

Le théo­rème de Pythagore n’appartient à aucune langue, et la poésie est peut-être une imposture.

New York

Vol

Sur le petit écran qui me fait face, une lente géo­dé­sique affiche notre avion à la ver­ti­cale des côtes écos­saises et me fait lever le volet du hublot.

La ligne de front com­plexe, frac­tale, de l’assaut de la mer sur les Highland est là, sous l’aile chargée de kéro­sène. Mais de mon fragile cylindre de métal, je ne dis­tingue aucune trace d’activité humaine, pas de route ni de ville ni de port.

L’homme peut n’y avoir jamais existé. Peut-être est-ce là une preuve fugace que rien d’autre n’existe que le rêve impar­fait et sin­gu­lier que je fais. Ou que, à une cer­taine dis­tance, nous cessons d’avoir existé.