Jérusalem #5

Le résultat est le suivant : la ville telle qu’on en parle possède en abondance ce qu’il faut pour exister, tandis qu’existe beaucoup moins la ville qui existe à sa place. — Italo Calvino, Les Villes invisibles

L’empreinte la plus visible est la façon dont nous transformons notre environnement minéral pour nous en faire logements. Entre eux, des rues dans le prolongement desquelles se dresseront les maisons de nos fils et de leurs fils. La ville s’étend ainsi, transformant l’eau, la chaux, l’argile, fragmentant la roche, se superposant à elle, la faisant oublier.

Pourtant, vu de l’autre côté de la vallée, les hommes sont dissous dans la ville et, au loin, la ville elle-même se dissout dans la montagne.

Jérusalem #4

Nobody really wants to hate each other but it’s tense. There’s a big religion problem in Jerusalem. So, it’s a city of racism. Jews won’t go in my shuttle, and Arabs won’t go to the mall. There will never be peace here. — Asaad

Asaad me raconte ça alors que son shuttle est à l’arrêt dans un embouteillage. À trente mètres, la rue est bloquée et un robot démineur descend lentement la rampe métallique d’une camionnette, entouré de quatre policiers. « Il n’y a jamais rien, explique-t-il, mais ça leur fait des exercices en situation réelle, ils montrent qu’ils sont les maîtres. »

Au-dessus de nous, quatre F-16 de la General Dynamics déchirent le ciel à basse altitude. Asaad soupire. Je vais me rasseoir.

Une crevasse est apparue dans le sol de Jérusalem il y a longtemps, et se propage depuis.

Jérusalem sera bientôt la capitale du monde.

Jérusalem #3

Parfois, la photo est indicielle et montre par quelque signe ce qui existe hors champ, parfois hors du moment. Ici au contraire, la photo atteste de l’instant, d’un instant sans rencontre. Au marché de Mahane Yehuda, les gens sont là individuellement, chacun pris en son histoire. Les autres restent les autres. Pas d’indice en cette image, seul un constat.

Jérusalem #2

Il s’appelle Ibrahim Arbid et vit dans la vieille ville de Jérusalem. Comme tous les jours, il attend au pas de sa porte, appuyé sur le porche et sur sa canne, que quelqu’un l’aide à faire les 500 mètres qui le séparent du Center for old men où il passe ses après-midi. Nous avons mis 40 minutes à parcourir cette distance. « Je suis musulman me dit-il, mais aussi un peu juif… » Arrivé au Centre for old men, je lis au frontispice la mention ordo fratrum minorum qui désigne les franciscains.

« Vous êtes aussi chrétien ?
– Tous les après-midis ! Vous voyez ces gens dans la rue qui tournent en rond n’entrent nulle part ? Ce sont des athées qui viennent nous prendre en photo. Moi je peux entrer dans chaque maison et dans chaque maison j’ai un ami. Ne tournez pas trop en rond et prenez de belles photos, mon ami. »

Jérusalem #1

La soirée est douce, dans le quartier de Nahalat Shiv’a que je quitte. Les cocktails étaient variés, de même que les gens, les émotions. Amitié, séduction, incertitude, enthousiasme aussi. Si certains sont encore étudiants, d’autres lancent leur entreprise. Alors bien sûr, l’avenir est une grande affaire, on en cause. Les choix sont nombreux et il s’agit de ne pas se tromper. C’est cela, la civilisation, c’est avoir des choix, des rêves multiples, de l’insouciance. Et pour ça, il faut des routes, de l’eau courante, des écoles, et un passeport.

Le contraire de la civilisation – la barbarie – dispose d’une géométrie simple : elle est tout autour. Alors bien sûr, la civilisation se doit de se protéger.

Ramallah #6

« Si on regarde par la baie, la lagune est comme une croûte de sel, et on croit voir une mer de la lune. On dirait que la planète s’est refroidie pendant qu’on dormait, qu’on s’est levé au cœur d’une nuit au-delà des âges. On croit voir ce qui sera un jour, […] quand il n’y aura plus de Maremma, plus d’Orsenna, plus même leurs ruines, plus rien que la lagune et le sable, et le vent du désert sous les étoiles. On dirait qu’on a traversé les siècles tout seul, et qu’on respire plus largement, plus solennellement, de ce que se sont éteintes des millions d’haleines pourries. » — Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq

Rien ne bouge. Les masses sont telles, et leur équilibre si fragile, que tout le visible semble devenu inflammable. Il devient clair que seuls certains mouvements sont autorisés, que nous entrons dans une chorégraphie secrète et impréparée dont la parfaite exécution sera la clé du passage.

Ramallah #5

Cette lutte n’est pas celle qu’entretiennent le Bien et le Mal, elle est celle qui oppose les différentes conceptions du Bien, et chacune partage l’idée que la Justice lui est nécessaire. Mais la Justice de ceux qui n’ont rien ne peut reposer que sur l’imaginaire, le religieux. Tandis que la Justice de ceux qui ont tout doit nécessairement protéger leurs avoirs. Ces deux justices ne peuvent partager de norme commune, et justifier l’une ou l’autre au nom de valeurs est une imposture dérisoire.

La lassitude et la violence coulent, immiscibles l’une à l’autre, dans les veines de Ramallah. Là, au milieu de gosses qui rêvent la fin du jour dans une rue que personne n’affectionne, un homme fatigué et tendu me croise d’un pas rapide. L’air est chargé d’effluves d’essence, de senteurs épicées et de relents de légumes abandonnés là. Tout dans cette rue écrit ceci : bientôt le métal déchirera à nouveau la chair, bientôt le sang et la poussière couleront, immiscibles, dans les veines de Ramallah.

Ramallah #4

Nous sommes là, dans notre corps, dans la ville. Le soleil allonge les ombres et aveugle un vieil homme qui pousse un caddie. La pente est rude et les jambes sont faibles.

Sa posture, sa fatigue, donnent une harmonie à la rue et à l’instant.

Ramallah #3

Ce n’est pas une déchirure, c’est au contraire un ensemble de plissures qui froissent brutalement le paysage, lui imposant un relief de cassures abruptes, d’horizons accidentés gommant son histoire et sa nature. Cet habitus meurtri n’offre pas plus de confort dans ses gorges glacées que sur ses crêtes vives. Nul plateau où puisse se poser une esthétique, nulle plaine où puisse croître une éthique. Le désir ne peut se construire qu’en dedans de chacun.

Ramallah #2

De toutes les constructions humaines, le mur est l’une des plus communes. Mais ce mur-ci a quelque chose de singulier : d’où je suis il est impossible d’en voir la fin. Un mur ne sépare pas seulement deux espaces, il sépare aussi deux temps, du moins pour quiconque peut s’imaginer le franchir. L’infini de ce mur impose à ces espaces et à ces temps une séparation infinie.

Ramallah #1

Et tous les cent mètres, sur la route qui me mène de Tel-Aviv à Ramallah, des drapeaux israéliens. Placés là comme des empreintes appuyées, comme autant d’affirmations de conquête, systématiquement espacées. La vitesse de mon véhicule transforme leur espacement rigoureux dans le rythme d’une marche lente et implacable. Puis, derrière la colline, le mur.