Stop Making Sense
Talking Heads (1984)
Depuis 2010, la France a qualifié de terrorisme djihadistes 17 attentats commis sur son territoire. (Dans le même temps, 91 actes de terrorismes – non meurtriers et non médiatisés – ont été commis dans la mouvance de l’indépendantisme corse.)1
À l’exception probable de la cyber attaque contre TV5 Monde qui ne fit ni mort ni blessé, tous ces actes ont été commis par des Français et ont permis la mise en place de lois limitant les libertés individuelles et de dispositifs augmentant les capacités de surveillance de l’État.
Sur ces 17 événements, la plupart ont été requalifiés par la suite : l’attentat de Joué-lès-Tours (20/12/2014) était un fait divers ; l’attentat à la voiture-bélier dans les rues de Dijon (22/12/2014) a été commis par un déséquilibré influencé par le récit médiatique des « attentats » récents ; l’attentat comparable, dans le marché de Noël de Nantes (22/12/2014) était en fait une tentative de suicide dont la forme démontre – s’il en était besoin – la force de contagion dudit récit médiatique. Le dernier en date (Saint-Quentin-Fallavier, 26/06/2015) s’est révélé être un fait divers grossièrement mis en scène.
Dans le passé, le rock, la violence télévisuelle, les jeux de rôle ou les jeux vidéo inspirèrent certains auteurs et furent désignés à l’opprobre par les médias. Maintenant ce sont les « discours de haine », et notamment ceux appelant au djihad de l’épée2 qui inspirent les médias et, en conséquence, certains auteurs.
Restent bien sûr les attentats commis par Mohammed Merah (tueries de 2012), les frères Kouachi (Charlie Hebdo, 07/01/2015) et Amedy Coulibaly (07-09/01/2015), attentats dont la nature terroriste djihadiste reste l’explication canonique. Qui sont ces personnes ?
- Mohammed Merah est un enfant gâté dans une banlieue pauvre, fan des Simpson et de PlayStation, adepte de foot et de rodéos urbains, délinquant récidiviste bien éloigné des préceptes du Coran. Ses actes semblent d’ailleurs plus inspirés par Call of Duty que par le Coran. Le djihad interdit le meurtre d’enfants. Il en tue trois.
- Les frères Kouachi sont orphelins, élevés par la République. Petites formations, petits boulots. La fréquentation d’un groupe de jeunes salafistes parisiens forgera un embryon d’idéal et de recherche de sens. L’un d’eux suivra un entraînement armé au Yémen, ce qui n’empêchera pas de perdre une chaussure et sa carte d’identité, d’improviser des tirs inutiles sur des cibles improvisées. L’autre s’intéresse plus aux vidéos pornos. Le djihad interdit le meurtre de femmes. Ils en tuent une. Les auteurs se réclament d’AQPA qui ne revendique (de façon ambiguë) l’attentat qu’une semaine plus tard.
- Amedy Coulibaly connaît les frères Kouachi. C’est un délinquant multirécidiviste. Avant sa prise d’otage du magasin Hyper Casher de la Porte de Vincennes, il tue lui aussi une femme, ainsi qu’un joggeur. Le djihad interdit le meurtre de femmes mais aussi d’innocents.
Autant de profils dont la motivation religieuse semble difficile à trouver. Alors, petit à petit, le récit médiatique déconnecte le djihad du religieux pour en faire un fait politique propre toutefois à une communauté liée par une religion ou, à tout le moins, par une culture religieuse. On en vient à parler de « guerre de civilisations3. »
La vitesse avec laquelle les médias et la sphère gouvernementale française brandissent et amplifient la qualification terroriste repose sur des mécanismes évidents profitables à diverses parties…
Si l’auteur est présenté comme déséquilibré, le discours médiatique se structurera autour de l’idée de responsabilité de l’état et de celle la personne. Le débat abordera la question d’une société qui développe en son sein des individus potentiellement dangereux qu’elle ne sait pas gérer. Il sera question d’insécurité endogène.
Au contraire, si l’auteur est présenté comme le bras armé d’une mouvance djihadiste, le discours médiatique se structurera autour des ennemis probables de la sécurité nationale, autour des valeurs que défendent nos représentants démocratiques, autours de réformes qui attaqueront certes un peu nos libertés individuelles mais dont on voit l’absolue nécessité.
- La qualification terroriste est donc profitable au politique : elle augmente le capital-sympathie des citoyens à l’égard du pouvoir en place. Ce faisant, elle crée un contexte propice à la mise en place de lois sécuritaires et de procédures liberticides. De plus, elle détourne de l’attention citoyenne les problèmes socio-économiques.
- La qualification terroriste est bien sûr aussi profitable aux médias. Outre de hauts indices d’audience qu’ils peuvent maintenir par un story-telling de tension continue, ils renforcent leur accointance avec le pouvoir politique à grands renforts de débats et d’interviews augmentant la visibilité des acteurs auto-proclamés de la lutte pour notre sécurité.
- Bien sûr, la qualification terroriste est grandement profitable aux mouvements tels qu’Al Quaïda ou EIIL qui peuvent, à peu de frais, mettre leur imprimatur sur des actes qu’ils n’ont ni planifiés ni financés ni commis. Ils acquièrent un gain d’autorité sur les populations qu’ils asservissent ainsi qu’une personnalité symbolique internationale.
- Enfin, la qualification terroriste offre une plus-value à ceux qui commettent les actes et qui peuvent transformer un acte de violence ordinaire en geste politique. La formule de l’anthropologue Alain Bertho4 ne dit rien d’autre : « Nous n’avons pas affaire à une radicalisation de l’Islam, mais plutôt à une islamisation de la révolte radicale (…) Le djihadisme, c’est une façon de mettre un sens à une révolte désespérée. »
Alessandro Baricco5 a expliqué que ceux qui ont construit la mondialisation sont ceux qui en profitent le plus, et que cette construction reposait sur des fictions dont la force leur a donné souffle et vie. En imaginant des moines zen connectés à Internet, nous avons créé des moines zen connectés à Internet. De même, en développant une fiction d’Islam radical à l’attaque de nos valeurs occidentales, nous en faisons une réalité. Victor Hugo résume cela d’une formule mille fois démontrée : « À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel. »
En aval (et non pas en amont) se trouve EIIL qui, dans un Irak et une Syrie que nous démocraties occidentales ont dévastés, se posent en conquérants et en porteurs de sens. Chaque fois que nous crions « Attentat djihadiste ! », eux envoient une revendication. Et chacun, de son côté, profite de cette logique absurde qui se nourrit de notre tragique et éperdue recherche de sens.
Plus encore, la qualification terroriste est une arme infiniment plus puissante que le terrorisme : elle ne meurtrit pas les chairs mais engourdit et conforme les esprits. Elle fait partie intégrante d’un mécanisme de ségrégation sociale fondé non sur l’accroissement du capital mais sur la capacité de chacun de décoder le monde.
Ce qui est sans doute le bien le plus précieux de tout homme libre.
- Wikipedia↩
- Le djihad est principalement une lutte purificatrice contre le Mal, principalement en soi-même. Le djihad de l’épée (pour reprendre la distinction d’Averroès, n’est généralement pas considéré comme une obligation et doit respecter des règles très précises comme le respect des prisonniers, des femmes, enfants et vieillards, et l’interdiction de mutiler – donc décapiter – les corps). Le fait que tant EIIL que nos démocraties ne s’encombrent pas de ces détails laisse entrevoir un intérêt commun à redéfinir ce qu’est le djihad.↩
- Manuel Valls, 28 juin 2015 (suite au fait divers de Saint-Quentin-Fallavier).↩
- Bertho, Alain. Une islamisation de la révolte radicale. (regards.fr, 11 mai 2015)↩
- Barisso, Alessandro. Next, petit livre sur la globalisation et le monde à venir. (Paris : Albin Michel, 2002)↩