A priori, la mort est la seule expé­rience qui nous semble iné­luc­table : quelle que soit notre condi­tion, aussi prudent que soit notre par­cours, notre vie est limitée dans le temps.

Pourquoi meurt-on ?

Les méca­nismes de la sélec­tion natu­relle qui ont permis l’apparition de l’espèce humaine reposent en grande partie sur le phé­no­mène de la mort : il faut bien que les anciennes géné­ra­tions dis­pa­raissent si on veut que les nou­velles s’imposent. Et les décès pure­ment acci­den­tels ne suf­fisent pas. Le fait de limiter natu­rel­le­ment la durée de vie cel­lu­laire (apop­tose) est un facteur de pres­sion sélec­tive qui accé­lère la dyna­mique de l’évolution et, par consé­quent, la renforce.

Concrètement, l’apoptose est liée à la dégra­da­tion des télo­mères, ces bou­chons ter­mi­naux des chro­mo­somes qui tiennent fonc­tion­nel­le­ment du petit cylindre de plas­tique à la fin des lacets de chaus­sures. Ces struc­tures sont syn­thé­ti­sées par une enzyme, la télo­mé­rase, lors du pro­ces­sus de répli­ca­tion de l’ADN. Si la télo­mé­rase est très active durant la période embryo­lo­gique et foetale, elle ne s’exprime plus guère après que dans les cel­lules ger­mi­nales et dans cer­taines cel­lules cancéreuses.

Les cel­lules soma­tiques, dépour­vues tota­le­ment ou presque de cette enzyme après la nais­sance, se divisent dès lors privées de la pleine pro­tec­tion des télo­mères qui dis­pa­raissent après une cin­quan­taine de divi­sions. Les chro­mo­somes subissent par consé­quent les mitoses ulté­rieures avec des dom­mages (alté­ra­tion de l’information, fusion de deux chro­mo­somes…) empê­chant de nou­velles divi­sions et menant à la mort cel­lu­laire et au vieillis­se­ment de l’organisme.

Comme l’explique Richard Dawkins 1 :

« …/ les gènes qui réus­sissent auront ten­dance à retar­der la mort de leurs machines à survie, au moins jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus se repro­duire. (…) il est évident qu’un gène létal qui fera effet à retar­de­ment sera plus stable dans le pool génique qu’un autre qui fera effet tout de suite. (…) Ainsi, selon cette théorie, la séni­lité n’est que le sous-produit de l’accumulation dans le pool génique de gènes létaux et de gènes semi-létaux à effet retard, qui ont réussi à passer à travers les mailles du filet de la sélec­tion natu­relle sim­ple­ment parce qu’ils ne font sentir leurs effets que très tard. »

Les récentes simu­la­tions infor­ma­tiques d’André C. R. Martins 2 mettent en pré­sence des popu­la­tions d’organismes immor­tels avec des com­pé­ti­teurs mortels. Elles démontrent clai­re­ment que :

« When condi­tions change, a senes­cent species can drive immor­tal com­pe­ti­tors to extinc­tion. This counter-intuitive result arises from the pruning caused by the death of elder indi­vi­duals. When there is change and muta­tion, each gene­ra­tion is slightly better adapted to the new condi­tions, but some older indi­vi­duals survive by chance. Senescence can eli­mi­nate those from the genetic pool. Even though indi­vi­dual selec­tion forces can some­times win over group selec­tion ones, it is not exactly the indi­vi­dual that is selec­ted but its lineage. While senes­cence damages the indi­vi­duals and has an evo­lu­tio­nary cost, it has a benefit of its own. It allows each lineage to adapt faster to chan­ging condi­tions. We age because the world changes. »

Il y a pourtant des immortels

Par « immor­tels », je ne parle pas ici des orga­nismes dotés de méca­nismes de pré­ser­va­tion qui leur confèrent une grande lon­gé­vité tels cer­tains tar­di­grades3, mais bien d’organismes dont la seule façon de mourir est de suc­com­ber à un acci­dent, une maladie ou une pré­da­tion. Bref il existe des orga­nismes qui ne meurent pas « de mort natu­relle » pour adopter cette étrange expression.

La sexua­lité, qui brasse le maté­riel géné­tique des indi­vi­dus d’une même espèce, n’est pas le seul mode de repro­duc­tion. La plupart des orga­nismes se repro­duisent par scis­si­pa­rité. Dans ce cas, l’avantage sélec­tif que la mort confère aux espèces sexuées, cet avan­tage semble net­te­ment moins impor­tant, voire absent. De fait, à l’instar des cel­lules ger­mi­nales des plu­ri­cel­lu­laires, de nom­breux uni­cel­lu­laires ne sont en effet pas soumis à la pres­sion sélec­tive d’une mort pro­gram­mée et jouissent d’une immor­ta­lité théorique.

Étrangement, ils ne sont pas seuls à être exemp­tés d’apoptose et cer­tains orga­nismes au cycle de vie com­plexe, pré­tendent aussi à l’immortalité. C’est le cas de la méduse Turritopsis nutri­cula qui peut – en réponse à des condi­tions dif­fi­ciles – retour­ner à l’état de polype, lequel a la pos­si­bi­lité de se mul­ti­plier avant de reprendre un état de méduse.4

Certains vers plats (pla­naires) consti­tuent un autre exemple inté­res­sant car cer­tains sont dotés comme nous d’une sexua­lité tandis que les autres se repro­dui­sant par scis­si­pa­rité. Or, les deux types de pla­naires sont éga­le­ment capables de se régé­né­rer indé­fi­ni­ment en recons­ti­tuant les tissus néces­saires. Et ce sans que l’on observe de dif­fé­rence géné­tique entre les tissus ori­gi­nels et les tissus régé­né­rés. Chez ces pla­naires, l’activité de la télo­mé­rase, pro­tec­trice des télo­mères, reste constante et leur garan­tit une éter­nelle jeu­nesse. 5

Bref, de nom­breux exemples natu­rels existent qui prouvent que la mort n’est pas un méca­nisme inéluctable.

Mais qu’est-ce qui nous ennuie dans la mort ?

Toutes les reli­gions affir­mant de pair l’existence d’un Dieu et la survie de l’esprit confirment ceci : ce qui nous ennuie vrai­ment dans la mort, ce n’est pas tant la fin de la vie que la fin de l’esprit.

Bien sûr, une autre chose nous ennuie aussi mais elle se produit avant la mort : c’est la vieillesse. « Mourir cela n’est rien. Mais vieillir… » C’est que, nous l’avons vu, la vieillesse n’est rien d’autre que l’accumulation de petites morts cel­lu­laires avec tout ce que cela entraîne comme mala­dies, dys­fonc­tion­ne­ments, dou­leurs et handicaps.

Dès lors, le vieux rêve d’immortalité peut prendre deux direc­tions. La pre­mière est bio­lo­gique mais semble semée d’embûches. En effet, le phé­no­mène d’apoptose qui condamne nos cel­lules est – par le même méca­nisme – notre meilleure pro­tec­tion contre le cancer. D’autres pistes existent tou­te­fois comme celle des cel­lules souches qui vient d’enregistrer des résul­tats inté­res­sants. 6

La seconde direc­tion est infor­ma­tique. Elle consiste à sauver l’esprit avant que la dégra­da­tion bio­lo­gique de l’individu ne l’atteigne…

Projets d’immortalité

Si les rêves d’immortalité ont prix corps dans de nom­breux mythes et romans, peu de projets de recherche publiques y ont été consa­crés. Toutefois, l’idée que nous puis­sions dis­po­ser de copies par­faites de l’information conte­nue dans nos cer­veaux n’est ni neuve ni extra­or­di­naire. L’hypothèse de l’IA forte 7 gagne en cré­di­bi­lité chaque jour, per­met­tant de penser que l’expression de cette infor­ma­tion ne sera pas une pâle copie de nos sou­ve­nirs mais bien nous-mêmes avec nos émo­tions, aspi­ra­tions et tout ce qui fait que ce que nous sommes.

Un projet initié par un mil­liar­daire russe, Dmitry Itskov, consti­tue un premier pas dans cette direc­tion : le 2045 Avatar Project. Un objec­tif est de trans­plan­ter un cerveau humain dans un robot huma­noïde d’ici une dizaine d’années ans. Une étape ulté­rieure sera de rem­pla­cer le cerveau bio­lo­gique par un cerveau arti­fi­ciel. 8

Étapes du 2045 Avatar Project

Je ne sais si ce projet par­ti­cu­lier dispose de toutes les garan­ties voulues pour mener pareille entre­prise à bien. En revanche, je ne doute guère que nous sommes à un car­re­four où convergent deux cou­rants impor­tants. Tout d’abord, une accé­lé­ra­tion fou­droyante de notre com­pré­hen­sion des pro­ces­sus de l’esprit et des tech­no­lo­gies qui y sont liées de près ou de loin. Enfin, une pri­va­ti­sa­tion de plus en plus effi­cace de recherches autre­fois réser­vées à de lourdes admi­nis­tra­tions telles que la NASA. Cette conver­gence confère à l’intelligence humaine un bras de levier excep­tion­nel capable de sou­le­ver des obs­tacles qui nous étaient apparus comme immuables.

Bien sûr, cette muta­tion sera la plus impor­tante de toutes celles que l’humanité ait vécues. Du fait des faci­li­tés d’interfaçage des indi­vi­dus numé­ri­sés, d’autoreprogrammabilité et de repro­duc­ti­bi­lité, la notion même d’individualité perdra vite toute signification.

Face à un tel chan­ge­ment, toute ten­ta­tive de pré­vi­sion semble absurde… si ce n’est celle qu’Haldane fit il y a plus d’un siècle : « Ce qui ne fut pas sera, et per­sonne n’est à l’abri. »

 


  1. Dawkins, Richard. Le gène égoïste. [Nouv. éd.]. ed. Paris : O. Jacob, 2003. p 66. 
  2. Martins ACR (2011) Change and Aging Senescence as an Adaptation. PLoS ONE 6(9): e24328. doi:10.1371/journal.pone.0024328 
  3. Certains tar­di­grades peuvent ralen­tir leur méta­bo­lisme de telle manière qu’il semble tota­le­ment à l’arrêt (cryp­to­biose). 
  4. Piraino, S.; Boero, F.; Aeschbach, B.; Schmid, V. (1996). « Reversing the Life Cycle : Medusae Transforming into Polyps and Cell Transdifferentiation in Turritopsis nutri­cula (Cnidaria, Hydrozoa) ». The Biological Bulletin (Biological Bulletin, Vol. 190, No. 3) 190 (3): 302 – 312. 
  5. Thomas C. J. Tan, Ruman Rahman, Farah Jaber-Hijazi, Daniel A. Felix, Chen Chen, Edward J. Louis, and Aziz Aboobaker. Telomere main­te­nance and telo­me­rase acti­vity are dif­fe­ren­tially regu­la­ted in asexual and sexual worms. PNAS 2012 : 1118885109v1-201118885. 
  6. Inhibition of acti­va­ted per­icen­tro­me­ric SINE/Alu repeat trans­crip­tion in senes­cent human adult stem cells reins­tates self-renewal. Cell Cycle, Volume 10, Issue 17, September 1, 2011. 
  7. Selon la thèse de l’Intelligence Artificielle forte, il est pos­sible de construire une machine consciente d’elle-même et dis­po­sant de sen­ti­ments. (Étant entendu que les termes « conscient » et « sen­ti­ments » sont définis de la même façon que pour un être humain.) 
  8. http://2045.com/ 
Alain Van Kerckhoven